"Bien sûr que je sais pour quoi elle pleure"

Henri Matisse -La desserte, harmonie en rouge, 1908.
" Ma mère était assise sur un canapé et, en m'approchant, je vis une petite femme assise sur celui en face d'elle. Des taches de couleurs éclatantes au-dessus de sa tête donnaient l'impression que le mur était devenu fou. J'inspirai bruyamment.
[...]
Quand je me tournai vers ma mère, il me sembla que l'espace au-dessus de sa tête était lui aussi bariolé de couleurs vives, tranchantes. C'était comme si elles hurlaient. Jamais je n'avais vécu une telle expérience. J'étais ébranlée. Ma mère me prit dans ses bras.
-Qu'y a-t-il? Qu'y a-t-il? 
J'étais incapable de parler.
La petite femme blanche vint vers nous et prit ma main.
[...]
Elle me tapota la joue. Je me reculai en pensant que j'étais vraiment devenue folle.
Sans que je sache pourquoi, je me mis à pleurer. Ma mère non plus ne savait pas pourquoi je pleurais, mais la petite femme dit:
- Oh! bien sûr que je sais pourquoi elle pleure. C'est à cause des Matisse.
Je la regardais, puis levai les yeux au-dessus de sa tête. Je vis alors un tableau de Matisse mesurant environ deux mètres sur deux, et un autre, également de grande dimension, au-dessus du canapé sur lequel ma mère avait été assise. Toutes ces couleurs et toute l'énergie que dégageaient les toiles, tout ça concentré dans un espace si restreint, étaient plus que je ne pouvais supporter.
La femme dit:
- Ce sont seulement des Matisse. Viens, ma chère, viens. C'est simplement l'effet de la puissance des oeuvres d'Henri.
La femme me prit par la main et, bien que secouée de tremblements, je la laissai me guider dans son appartement.
[...]
Je retournai à la chambre de ma mère et réfléchis à ce que je venais de vivre. J'avais eu une réaction physique à l'art. Pour la première fois de ma vie, j'eus l'impression que les oeuvres d'art avaient une résonance musicale. Je pouvais les entendre, comme si elles constituaient des accords dans une symphonie."
(Maya Angelou dans Lady B, coll. Le livre de Poche)

***
C'est la sensation que j'ai eu devant la collection de Sergueï Ivan Chtchoukine il y a quelques jours. A peine rentrée, je me suis perdue dans le visage du collectionneur d'art en essayant de retrouver ce qui a fait le noyau de la collection. Était-ils parmi les riches qui voulaient investir, parmi les visionneurs qui voulaient garder le souffle de leur contemporanéité ou parmi les héritiers richissimes qui ont pu cultiver leur goût pendant plusieurs générations? Je ne sais pas encore suffisamment pour pouvoir répondre à ces questions. Mais elles sont devenues explétives dès que j'ai eu la réponse aux autres questions qui me hantent.
Xan KROHN, portrait de SergueI CHTCHOUKINE, Moscou 1915

En voyant l'installation de Saskia Boddeke et Peter Greenaway, quoique un peu kitsch, je comprends que l'audace du collectionneur, remise toujours en question par lui même en comparant ses choix aux normes de la société, est ce qui me fascine le plus car elle peut être appliquée à tout visionnaire. Et la vision me paraît un de ces traits irrévocables qui font l'architecture du futur.

Mais regardons ce qui racontait Alexandre Benois dans "Lettres sur l'art. Retour sur les nouveaux chemins de la peinture" datant de 1912:

"Voici un collectionneur-héros doublé d'un chercheur-expérimentateur, possédant aussi quelques traits de l'ancien amateur [...]. Sans cesse le voilà qui s'enflamme et s'agite pour des œuvres dont il ne possède pas un si grand nombre, mais dont chacune reflète tel ou tel moment de sa vie intérieure, ses souffrances, ses allégresses. [...]
Sergueï I. Chtchoukine gravit un escalier dont il a reconnu la splendeur de chaque degré et l'a soigneusement gravée dans son cœur. Tout ce chemin parcouru ne représente en aucun cas le remplacement d'un engouement par un autre, mais l'épanouissement et la maturité du même phénomène: la collection."

Il faut être fort pour assumer les choix de ses emotions et encore plus fort pour continuer à s’interroger sur la validités de ses propres choix. Cette force doublée de ce questionnement intérieur m'ont accompagné tout le long de l'exposition, surtout pendant les moment quand j'ai eu envie de pleurer devant Matisse, Degas, Picasso.

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Exposition ouverte à la Fondation Louis Vuitton à Paris jusqu'au 20 février 2017. Essayez de procurez vos tickets en avance par Internet car ça facilite énormément l'accès.

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